Affaire 1 Mémoire en défense (Juillet 2022, extraits)

 


AFFAIRE

Par une requête enregistrée le 16 septembre 2020 par le Tribunal administratif de Grenoble, Monsieur DAHAN, saisit votre juridiction d’une requête en annulation à l’encontre d’une délibération du Conseil d’Administration (CA) de l’Université Grenoble Alpes (UGA) en date du 16 juillet 2020 approuvant les statuts du Service Des Langues (SDL).

Le requérant souhaite également donner injonction à l’Université Grenoble Alpes de publier le jugement, notamment sur le site de l’Université Grenoble Alpes, et dans ses locaux ; et de publier les nouveaux statuts rédigés « en français dans un délai de trois mois suivant la délivrance du jugement sous astreinte de cent euros par jour de retard ».

Il conviendra de solliciter le rejet de la présente requête sur le fondement des observations ci- après.

[…]

DISCUSSION
I. Sur la recevabilité :

La requête de Monsieur DAHAN vise l’adoption par le Services des langues de nouveaux Statuts.

Ces Statuts ont été approuvés par une délibération du Conseil d’Administration du 16 juillet 2020. Comme l’indique lui-même le requérant, les Statuts ont été élaborés « en concertation avec les personnels » puis approuvés par le Conseil d’administration de l’Université Grenoble Alpes par le biais d’une délibération du 16 juillet 2020. Cette délibération fait l’objet d’une publication et d’une transmission au Rectorat le 28 juillet 2020.

Cet acte est donc conforme et valide.
Monsieur DAHAN se plaint du fait que ces Statuts, dont il dit lui-
même qu’ils ont été

« élaborés en concertation avec les personnels » soient écrits en écriture dite « inclusive ».

Au troisième point de sa requête Monsieur DAHAN estime avoir intérêt à agir. Tout au long de la requête cet intérêt à agir est évoqué sans pour autant que cela ne suffise à le caractériser.
En effet, Monsieur DAHAN agit en son nom propre et non pas en tant que représentant d’une association ou d’un syndicat. Il ne dispose donc pas d’un mandat pour représenter un intérêt collectif.

De plus, les justifications apportées par le requérant ne permettent pas de démontrer son intérêt à agir. Ainsi, il faut que l’acte contesté soit une décision faisant grief et entrainant des conséquences pour le requérant. Cela n’est de tout évidence pas le cas en l’espèce.

Pour ce qui est de la qualité de citoyen, elle ne saurait constituer une qualité « étroite » attribuant un intérêt à agir. En effet, une qualité partagée par un très grand nombre de personnes n’est pas admise. Cela a déjà été affirmé par le Conseil d’Etat (CE, 27 octobre 1989, n°77036, Seghers, Lebon T. 85).

La délibération et donc les Statuts, ne constituent pas ici décision défavorable au requérant et ne le concerne pas directement. Celui-ci ne démontre pas l’existence d’un intérêt personnel quand bien même il évoque d’éventuelles difficultés dans l’application ou la lecture de certains textes rédigés en écriture inclusive.

Par ailleurs, la qualité d’agent public de Monsieur DAHAN ne lui permet pas de critiquer des mesures d’organisation du service, comme l’a déjà confirmé le Conseil d’Etat (CE Ass, 26 octobre 1956, Association générale des administrateurs civils, Lebon 391).

Ces Statuts qui constituent une mesure d’organisation du service, n’ont pas de conséquences concrètes et particulières à l’égard de Monsieur DAHAN. En effet, ils n’affectent pas ses droits statutaires, ses droits pécuniaires, ni ses conditions d’emploi ou de travail pas plus que son avancement. Le requérant n’est pas contraint à utiliser l’écriture inclusive.

Un fonctionnaire ne peut ainsi pas attaquer un acte qui ne pourrait pas lui être appliqué (CE, 24 juillet 2009, n°303870, Orfeuil, Lebon T.878).
L’intérêt à agir n’a pas non plus été reconnu à des maîtres de conférences au CNRS qui contestaient l’organisation du service au sein duquel ils effectuaient des recherches (CE, 22 novembre 1999, n°186882).

[…]


Ces divers éléments démontrent que le requérant ne justifie pas d’un intérêt à agir, ce qui devra entrainer le rejet de sa requête.


II. Sur le premier moyen du requérant « La langue de la République est le français »

Monsieur DAHAN est très critique à l’encontre de l’utilisation de l’écriture inclusive. Il exprime

ainsi un rejet radical de ces légères adaptations visant à lutter contre les discriminations entre les hommes et les femmes.
Il s’agit là d’une position idéologique tout à fait respectable. Néanmoins, cette opposition du requérant à ce phénomène qui prend chaque jour de l’ampleur, ne saurait permettre les excès à l’instar de celui consistant à affirmer que le recours à l’écriture inclusive reviendrait à s’exprimer dans une langue étrangère.

Cet argument est excessif, l’écriture inclusive restant bien évidemment une expression en langue

française avec des adaptations et modifications mineures.
Les langues sont vivantes et c’est ce caractère qui s’exprime par le biais des évolutions du langage et des usages, tout comme par l’enrichissement du vocabulaire, les réformes orthographiques et les évolutions grammaticales.

Les textes rédigés en écriture inclusive restent parfaitement compréhensibles pour tout citoyen

même si c’est au prix d’un léger effort d’adaptation. Il s’agit bien de français et ce, même si au niveau de l’esthétique ou des habitudes des locuteurs cela peut susciter quelques remarques ou étonnements.

En invoquant George Orwell ou Philip K. Dick à l’appui de son argumentation, le requérant démontre là encore le caractère excessif de sa critique.
En effet, l’écriture inclusive ne procède qu’à des modifications relativement limitées du vocabulaire ou de la graphie. Qui a lu Orwell, se rappellera que c’est le sens même des mots qui était atteint et non pas leur graphie à la marge.

Monsieur DAHAN évoque l’hypothèse de Sapir-Whorf, en précisant que les partisans comme les adversaires de l’écriture inclusive accordent du crédit à cette hypothèse.
En effet, cela témoigne du fait que l’idée que la langue influence, conditionne voire détermine la perception de la réalité est communément admise.

L’écriture inclusive procède de cette réflexion en cherchant à ne pas invisibiliser les genres dans

les représentations sociales et mentales de la réalité.
L
a pièce n°5 de la requête reproduit les déclarations pleines d’emphase de l’Académie française

voyant dans l’écriture inclusive un « péril mortel ». Cela paraissant bien évidemment excessif.

Enfin à plusieurs endroits de la requête est évoquée Madame Danièle Manesse, linguiste qui

exprime des réserves et des critiques à l’égard de l’écriture inclusive.
L’usage de l’écriture inclusive fait bien évidemment débat chez les linguistes, et plus généralement 
au sein de la société, mais à ce titre, il convient également de s’intéresser aux arguments en faveur de l’écriture inclusive.

Précisons d’ailleurs que les arguments du requérant sont inspirés d’un débat issu d’un document élaboré par l’Université de Rennes, accessible en ligne (voir pièce n°1).Il s’inspire des passages du journaliste Sébastien Le Fol, qui a avancé la référence à G. Orwell, mais également de la journalise Peggy Sastre qui fait référence à l’hypothèse de Sapir-Whorf.

Monsieur DAHAN a ainsi décidé de former un recours pour exposer les éléments de ce débat. Ceci explique le manque voire l’absence de moyens juridiques.

De plus, force est de constater que ce fichier n’invoque pas seulement des arguments en défaveur de l’écriture inclusive mais également des arguments favorables à l’écriture inclusive.

A ce titre, Madame Eliane Viennot, Professeure émérite de littérature française de la Renaissance

et Membre honoraire de l’Institut Universitaire de France, développe un tout autre discours, en faveur de l’écriture inclusive et des évolutions de la langue française. Ce discours est également retranscrit dans le document (voir pièce n°1 – L’écriture inclusive en débat) dont s’est inspiré Monsieur DAHAN.

Par ailleurs, sur le plan juridique, le Conseil constitutionnel a reconnu que « la langue française évolue, comme toute langue vivante » dans sa décision en date du 27 juillet 1994, n°94- 345 DC : « Considérant qu'au nombre de ces règles figure celle posée par l'article 2 de la Constitution, qui dispose : « La langue de la République est le français » ; qu'il incombe ainsi au législateur d'opérer la conciliation nécessaire entre ces dispositions d'ordre constitutionnel et la liberté de communication et d'expression proclamée par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ; que cette liberté implique le droit pour chacun de choisir les termes jugés par lui les mieux appropriés à l'expression de sa pensée ; que la langue française évolue, comme toute langue vivante, en intégrant dans le vocabulaire usuel des termes de diverses sources, qu'il s'agisse d'expressions issues de langues régionales, de vocables dits populaires ou de mots étrangers ; »
Les conséquences juridiques de la rédaction d’un texte en écriture inclusive sont donc limitées.
Ainsi, l’usage de titre féminisés dans un acte administratif n’entraînerait pas de conséquences sur la légalité de cet acte et ce, que cet usage soit contesté par un tiers (CE, 9 juin 2000, n°208243, association professionnelle des magistrats, Lebon p. 226), ou par la personne concernée (CE, 28 novembre 2003, n°224820, Cazalas, Lebon T. p. 628).

Également, il est permis de constater que l’usage de l’écriture inclusive n’est pas rare et tend à se développer. De nombreuses municipalités ayant recours à l’écriture inclusive.

[…]

III. Sur les deuxième et troisième moyens du requérant, sur la prétendue violation des articles 110 et 111 de l’ordonnance de Villers-Cotterêts

Monsieur DAHAN invoque « les difficultés que rencontrent les usagers et agents de l’État comme moi à qui s’appliquent les documents administratifs rédigés en écriture inclusive ».

Ce moyen ne peut être retenu car l’écriture inclusive présente dans les statuts du Service des langues est très limitée. Il s’agit simplement de « étudiant.e.s » ou « salarié.e.s », et non d’une invention comme le prétend M. DAHAN. C’est une écriture tout à fait intelligible et compréhensible.

IV. Sur le quatrième moyen, sur la prétendue violation de la circulaire du 21 novembre 2017

Le requérant invoque que l’Université n’a pas respecté la circulaire du 21 novembre 2017.

Pourtant, une jurisprudence constante indique qu’une circulaire n’est pas invocable devant le juge lors d’un recours en excès de pouvoir si elle pose des orientations générales, car elle n’a pas de valeur normative. Le conseil d’Etat a confirmé cette jurisprudence (CE, 4 février 2015, n°383267, Ministre de l’Intérieur/Cortes Ortiz, publié au recueil).

De plus, il ne s’agit pas d’une circulaire qui viserait l’enseignement supérieur mais d’une circulaire qui vise expressément les textes publiés au Journal officiel de la République française. Il s’agit là seulement d’une invitation à ne pas utiliser l’écriture inclusive, et non un fondement valable selon lequel cette écriture entacherait un acte d’une inégalité et qui conduirait ainsi à l’annulation d’un acte.

Comme l’a rappelé le requérant, la circulaire vise les textes publiés au Journal officiel de la République française, et non des statuts adoptés par un service d’une Université.

[…]

Par ces motifs,

Et tous autres à déduire, produire et suppléer, même d’office, l’Université Grenoble Alpes prie leTribunal administratif de bien vouloir rejeter la requête de Monsieur DAHAN. Fait à Saint-Martin d’Hères, en trois exemplaires, le 18 juillet 2022.

[…]

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Quelques remarques

Affaire 1 Les statuts désormais annulés (Juillet 2020)

Affaire 1 Requête (fin septembre 2020)